#20 - Frédéric Lodéon, une interview (1/2)
Une histoire de lettre, de violoncelle et de... fusée 💌🎻🚀
Aujourd’hui je vous livre des éléments de l’entretien que j’ai eu la joie de mener avec Frédéric Lodéon. Je vous en parlais déjà dans le dernier numéro.
Voici le menu que je vous propose aujourd’hui :
- le premier épisode, c’est la famille, le violoncelle et la lettre à Navarra.
- le deuxième épisode, ce sont les passages au Grand Echiquier – des « fusées » médiatiques comme les appelle Frédéric.
- le troisième, ce sont les deux grands mentors : Jacques Chancel pour la TV et Mstislav Rostropovich dont il gagne le concours et auprès duquel il reçoit des leçons aussi bien de musique que de vie.
- le quatrième, c’est le passage du violoncelle au verbe : sa relation au violoncelle, une foulure au poignet – le moment où Frédéric réalise qu’il peut faire autre chose que du violoncelle : la direction d’orchestre et les médias. Puis le western politique autour des émissions de radio dont le célébrissime « Carrefour de Lodéon » et bien sûr, le soutien inconditionnel du public.
Quelques repères chronologiques🗓
Frédéric Lodéon en 10 dates
– 1952 : naissance à Paris
– 1969 : 1er prix de violoncelle au Conservatoire de Paris
– 1972 : 1er prix au concours Maurice Maréchal
– 1975-1976 : Premiers passages au Grand échiquier
– 1977 : 1er Prix du concours Rostropovich
– 1990-1991 : émission TV « Musique, Maestro ! » en 6 épisodes
– été 1992 puis été 1993 : débuts du Carrefour de Lodéon sur France Inter suivis des Grands concerts de Radio France, Le Pavé dans la Mare et Plaisirs d’amour sur France Musique
– 2002-2018 : Co-présentateur des Victoires de la Musique classique
– 2014 : Le Carrefour de Lodéon passe de France Inter à France Musique
– 2017 : Victoire de la musique d’honneur
Episode I. Une lettre pour un destin de violoncelliste
Frédéric et le violoncelle, c’est l’histoire d’un petit garçon doué comme rarement. Une mère obsédée de lettres et pas convaincue par un destin en musique pour son fils, un professeur de violoncelle au nom… improbable d’Albert Têtard (« Ca ne s’invente pas » me dit Frédéric !) et un heureux concours de circonstances.
Reprenons.
Le père de Frédéric venu de la Martinique est directeur du Conservatoire de St-Omer. Il sera ensuite nommé à Grenoble.
Le fameux professeur Têtard détecte un talent incroyable chez le jeune Frédéric. Il l’encourage à poursuivre dans le violoncelle et à aller dès que possible à Paris. Mais la mère de Frédéric est loin d’être enthousiaste à l’idée du violoncelle comme voie professionnelle. La règle, c’est : « Passe ton Bac, d’abord ! »
Ce qu’elle espère pour Frédéric, ce sont des études de lettres, domaine dans lequel Frédéric manifeste déjà des facilités.
Les lettres, l’école et le verbe, c’est la possibilité d’ascension sociale. Dans la famille en Martinique, c’est ainsi que le grand-père est devenu Sénateur.
Bien sûr la maman réticente changera de discours plus tard, une fois la réussite de Frédéric avérée. Elle dira avoir beaucoup poussé les études musicales de Frédéric.
« Elle ne faisait rien à part m’aider à tourner les chevilles quand j’avais huit ans. Je n’avais pas assez de force pour les tourner tout seul. Evidemment elle n’entendait pas la hauteur des sons, c’est moi qui lui disais trop haut, trop bas ! » -me confie Frédéric avec un brin d’ironie dans la voix.
Face à l’opposition de sa mère Frédéric menace :
« Si je ne joue pas de violoncelle, je me suiciderai ! ».
En attendant, heureusement le professeur Tétard est sûr de ce qu’il voit et de ce qu’il entend.
« Je n’ai jamais eu un élève comme toi! »
Alors, le jeune Frédéric prend son courage à deux mains et écrit à André Navarra, le célèbre violoncelliste.
« Cher Maître,
je voudrais vraiment faire du violoncelle et mon professeur m’encourage dans cette direction. Mais mes parents ne veulent pas… »
Qui sait ce qu’il serait advenu de cette correspondance sans un heureux hasard ?
Le père de Frédéric, en tant que directeur de Conservatoire, est invité à faire partie d’un jury au Conservatoire de Paris. Il y croise Maître Navarra.
Navarra pense à haute voix : « Tiens, il y a un jeune Lodéon, violoncelliste, qui m’a écrit! ». Le père fait le lien. Navarra propose d’écouter le jeune Lodéon.
« Amenez-le moi ! C’est simple. Je vous dirai ! ».
Et comme le souligne Frédéric : « A cette époque, on ne discutait pas les ordres du maître ». Ambiance.
Alors, sa mère l’amène de St-Omer à Paris en train. Frédéric se souvient même du changement de train à Arras ! Il me précise que le violoncelle était dans une housse, un sac de tissu. A cette époque, pas de boîte autre que des boîtes-cercueil, qui portent bien leur nom funeste. Ce sont des boîtes noires, tellement lourdes qu’elles en sont quasiment intransportables.
Porter le violoncelle est d’ailleurs un leitmotiv de l’histoire lodéonesque.
Je vous en reparlerai !
La rencontre avec Navarra est limpide. La salle de conservatoire, le maître avec son fume-cigarette et sa voix grave de fumeur. On visualise la scène. Oui, il s’agit d’une époque où les professeurs de musique fumaient en classe.
Le verdict est clair : « Qu’il vienne dès que possible étudier au Conservatoire de Paris ».
En 1967, du haut de ses 15 ans, il « étale tous les autres concurrents» et rentre 1er nommé devant 80 candidats.
La mère fait promettre, Frédéric poursuivra ses études générales par correspondance. Le centre de télé-enseignement de Vanves, ancêtre du CNED il me semble. Frédéric aime le français, l’allemand, l’histoire. Mais il a horreur de la trigonométrie.
Il habite seul dans une chambre de bonnes dans le 7e arrondissement, trouvée grâce à la concierge de sa grand-mère. Il est d’ailleurs à deux pas de cette grand-mère chérie, chez qui il amène son linge.
Il tiendra sa promesse…une année durant, allant même jusqu’à Vanves pour porter un devoir en retard. Mais les études de violoncelle emportent tout.
« La bête de son instrument »
Ce talent éclatant et évident (il suffit de voir Frédéric sur un violoncelle) se concrétisera par son prix, obtenu en 1969.
Puis en 1972 il remporte le concours Maurice Maréchal où il « étend tous les violoncellistes ».
Et son assurance hors-norme que Frédéric raconte avec beaucoup d’humour, ne laisse aucun doute.
« J’étais un petit con, tellement sûr de moi »:
Car Frédéric sait qu’il dispose de moyens instrumentaux extraordinaires et qu’en plus, il « déchiffre comme une bête ! ». Lors de ses tournées avec la pianiste Daria Hovora, musicienne bardée de prix de conservatoire, il n’a peur de rien.
Quand elle lui demande quand répéter leur programme dont une sonate de Beethoven, il fait mine de ne pas bien comprendre. Pourquoi trop répéter ? – « Beethoven c’est carré » ! #petitcon
Jean Hubeau, son professeur de musique de chambre l’emmène chez Michel Garcin, directeur de la maison de disques Erato.
Garcin lui demande :
« Alors, jeune homme, vous allez faire carrière ?
– Bien évidemment ! » lui répond-il avec aplomb.
Il faut dire que Navarra lui avait confié « C’est toi qui me succèderas ».
De cette rencontre avec le directeur d’Erato, naît le premier disque enregistré trois semaines plus tard : « Impensable de nos jours ! »
L’enregistrement aura lieu à l’église du Liban avec Daria Hovora. Au programme, les sonates de Richard Strauss et de Prokofiev qui ne sont pas encore au catalogue d’Erato !
Episode II. Fusées de lancement avec le Grand Echiquier
Remplacement au pied levé
En Décembre 1975 encore un concours de circonstances.
Le fameux violoncelliste Maurice Gendron, déjà malade, annule sa participation au Grand Échiquier. Bruno Monsaingeon recommande Frédéric auprès de Chancel et de Menuhin.
Frédéric jouera donc avec Yehudi Menuhin et sa sœur Hepzibah le Pas de deux de Lac des cygnes de Tchaikovsky dans lequel il interprète un joli solo de violoncelle.
https://www.youtube.com/embed/dWJqaWzIPIo
Frédéric achète un costume pour l’occasion, même s’il ne réalise qu’un peu trop tard se sentir « coincé aux manches » !
Menuhin, convaincu par le jeu de Frédéric, dit à Chancel de le réengager et cela se concrétise dès Mars 1976.
Printemps des jeunes
En Mars 1976, Chancel décide d’organiser un « Printemps des Jeunes » : une émission consacrée à la jeunesse et faite par les jeunes. L’appel est lancé.
Différents jeunes musiciens soumettent des propositions.
Par exemple, Emmanuel Krivine, magnifique violoniste à l’époque – actuellement chef d’orchestre de l’Orchestre National de France, fait une proposition sur…le faux en art ! Son projet est de parler des faux artistes, des escrocs en art. Tout un programme, dont on reconnaît la causticité légendaire de l’auteur !
Chancel veut quelque chose de plus… positif pour susciter de l’enthousiasme.
Il retient la proposition du jeune Lodéon qui a construit ainsi un conducteur avec un projet aussi ambitieux qu’enthousiasmant, à son image déjà.
Trois idées porteuses :
– Il se dit qu’il faut aller rencontrer les jeunes là où ils sont : voir où vivent les jeunes (écoles, collèges, lycées) mais aussi en usine (à cette époque les 14-16 ans y sont déjà) ou sur les terrains de sport.
– Il constitue un orchestre avec des jeunes. Projet assez polémique puisque cet orchestre se fait « à la place de cachetonneurs de l’Opéra ». Il ramène tous les jeunes musiciens qu’il connaît de son QG de l’époque, le Café de l’Europe près du conservatoire.
Pour diriger cet orchestre fabriqué pour l’émission, il fait appel au chef Pol Mule qui est un peu désœuvré à cette époque et qui accepte avec joie.
– Et puis, bien sûr, il y a les copains : Emmanuel Krivine, la pianiste Daria Hovora, le violoniste Augustin Dumay ou Pierre Amoyal – un des deux forcément.
Il souhaite inviter Isabelle Adjani – « qui n’est déjà pas libre ! ». Elle vient de triompher dans l’Ecole des femmes, du haut de ses 17 ans.
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Pour faire rayonner un esprit jeune, il y a aussi Michel Piccoli, plus âgé car « les jeunes – ce n’est pas une question d’âge mais d’esprit ! ».
Frédéric a conçu le conducteur de l’émission. Il est assis à la droite de Chancel. Il parle et joue – exercice au combien difficile, et ce pendant trois heures !
L’émission est un triomphe. L’antenne reçoit des sacs de lettres – cela fait le « buzz » comme on dit de nos jours.
D’ailleurs un des spectateurs emballés par l’émission ne sera rien moins que Pierre Mendès France, qui confie à son épouse :
« Je voudrais que tous les jeunes français soient aussi enthousiastes que ce gamin. »
Passage mémorable !
En 1982, Frédéric sera d’ailleurs sollicité pour jouer lors de la cérémonie funèbre de l’ancien Premier Ministre transmise à la télévision sur TF1. Frédéric jouera dans la cour de l’Assemblée Nationale devant toute la classe politique (François Mitterrand, Jack Lang) l’Allemande de la 2e Suite de Bach avant que la pluie ne commence à tomber doucement à la dernière note.
« C’est le ciel qui pleure », lâche un politique.
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Sacré trio
Une autre fusée médiatique sera le passage dans un autre numéro du Grand Echiquier en 1980/81 – « Trois de la musique » où Frédéric se produit avec ses compères le violoniste Augustin Dumay et le pianiste Jean-Philippe Collard.
Dans ce sacré trio, Frédéric est « le voyou », il apporte de la « virulence et du contraste ». Ce trio connaîtra un immense succès notamment en Suisse, Belgique et France. Il faut dire que les trois envoient du son, ils sont « bruyants » et n’ont aucun problème à remplir, à eux trois, les grandes salles.
Ils enregistreront des CDs fameux Schubert/Ravel, une intégrale Fauré.
Dommage qu’il n’y ait pas Brahms, dont Frédéric adore la matière sonore et le romantisme incarné.
Malgré les complaintes du magazine Télérama, qui reproche à Chancel d’inviter toujours les mêmes : Raymond Devos, les sœurs Labèque, Lodéon – Chancel tient son cap.
En tout, Frédéric participera à quinze Grands échiquiers de 1975 à 1989, date d’arrêt de l’émission.
( … )
Je sais que vous êtes impatients !
Je vous retrouve la semaine prochaine pour les épisodes 3 et 4 !
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